L’igloo et la banquise



in’8 circle est une maison. Pas un bureau, ni une agence : une maison. Je me souviens des jeux d’enfants, les Playmobils, les Legos, les Kaplas. On construisait des maisons, et puis on se demandait : il y a quoi, dans les différentes pièces de ta maison ? Il y a qui ? Qu’est-ce qu’on peut y faire ? On se rencontre ?



In’8 mélange le mot et le chiffre, le cercle et l’infini, le son d’une octave à l’image d’un igloo, ces maisons sur la banquise, précisément, qu’on construit pour se tenir chaud, dans un décor de glace.



La maison in’8 comporte différentes pièces, différents locataires et c’est à travers ses couloirs qu’on peut découvrir l’une puis l’autre, l’une et l’autre, l’une avec l’autre aussi : pièces communicantes. « J’ai tendu des fils de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse » écrivait Arthur Rimbaud. Il y a des guirlandes entre chaque porte, et quand on est à l’intérieur de cette maison, on sent ce tissu de fils et ceux qui sont derrière à les lier les uns avec les autres, qui font en sorte qu’on puisse croiser quelqu’un à la fenêtre d’en face ou se rencontrer au détour d’un couloir  – toujours une affaire de se tenir chaud, ensemble.



Mais si in’8 est une maison, cela ne signifie pas non plus que c’est un abri, une auberge ou une crèche. Ceux qui y entrent ne sont considérés ni comme des clients ni comme des réfugiés, ni comme des nourrissons non plus. In’8 regarde chacun de ses locataires à partir de ce qu’ils sont quand ils ont poussé sa porte : des artistes, qui à un moment précis, ont besoin de se trouver dans une certaine maison pour déployer un rêve de spectacle, qui leur appartient et qu’ils ont envie de porter, de situer avec soin dans le paysage où ils seront amenés à le créer et le partager. Paysage en ruines ou en jachère, parcouru de secousses et de transformations. Paysage de la culture, de l’art et du service public épuisé par le questionnement incessant sur sa propre précarité et ses possibilités de survies, essoufflé par les rafales et les attaques, au cœur duquel se tiennent in’8 et d’autres, à l’image de ces petites baraques de pêcheurs de Méditerranée qui résistent au mistral alerte orange après alerte orange.



In’8 circle travaille avec ces artistes de danse, de cirque, de marionnette ou de théâtre en cherchant avec eux la possibilité de développer leurs objets, leur donner plusieurs visages, croiser les formes. Trouver ensemble les espaces, les cadres, les réseaux pour que ces rêves se sculptent et partent à la rencontre de ce paysage qui entoure la maison. La maison dans le paysage ; l’igloo sur la banquise. En d’autres termes, in’8 circle ouvre sa porte à des artistes, puis s’adresse à eux comme à des auteurs.



Mais qu’est-ce qu’un auteur ? Michel Foucault posait cette question en février 1969, intervenant au cœur d’une institution bouleversée, contestée ; et avec un brin de provoc’ envers son époque, il se permettait de douter de la disparition de la figure de l’auteur, associée étymologiquement et sémantiquement à celle de l’autorité. Il répond : un auteur, c’est d’abord une fonction. Et ajoute que « l’essentiel n’est pas de constater sa disparition : il faut repérer, comme lieu vide, les emplacements où s’exerce sa fonction ». In’8 circle, dans un sens, a donné une réponse à ce travail de repérage. Cette fonction auteur, la maison l’accorde aux artistes qui habitent ses pièces et la font vivre, que ces artistes transitent ou non par des matériaux écrits : l’écriture est d’abord un geste. Il s’agit de tracer dans une réflexion commune les contours de ce geste, de l’inscrire dans le paysage. Il s’agit aussi, au cœur de ce paysage et depuis cette maison, de lutter contre l’action de ces autres lieux de production qui empruntent ou indiquent son langage à l’institution. Lutte contre les logiques d’émergence ou de producteurs-prestataires de services, qui partent d’un portrait-robot de l’artiste bankable, selon des logiques de marché et de management de carrière. Lutte qui revient à donner la responsabilité aux artistes eux-mêmes – quelque soit leur âge –  de leurs choix, de leurs formes et de leurs processus de recherches, et qui consiste à accompagner de façon réciproquement responsable ces parcours dans ce paysage agressé, et agressif.



Cette fonction auteur accordée à l’artiste, à une période où une pluralité de formes scéniques attribue une place vivante et nouvelle aux écritures, est un geste de lutte. Aménager des espaces de discussion et de collaboration qui puissent placer les individus (artiste, collaborateur, producteur, coproducteur, spectateur) dans des endroits où leur parole cesse d’être aliénée, est un travail qui relève de la lutte, et pose une question inattendue : que se passerait-il si à côté de la zone à défendre ou de la rue, du squat ou du lieu de création, la lutte partait d’une maison, une maison de production conçue comme un espace commun et qui entend ne pas rester à la marge de ce paysage, se trouver en lutte contre lui, mais en lutte pour lui, pour l’influencer, le façonner, selon des principes artistiques et humains?



In’8 repose sur cette architecture délicate : l’igloo reste issu de la banquise, il n’existe pas sans elle ; mais la maison elle aussi construit le paysage.



Manon Worms, dramaturge